Nous savions que, dans la décrépitude résignée, Pepin Vaillant était resté un héros musical et un maître pour une génération de jeunes musiciens santiagueros.

Parmi ces jeunes admirateurs de Pepin, Anibal occupe la place particulière de favori. C’est donc en cherchant à reconstituer la famille ou la tribu de Pepin que nous avons rencontré le trompettiste Anibal.

Dans les bas-quartiers noirs de Santiago, Anibal habite dans un des baraquements construits par Bacardi pour loger la main-d’œuvre au temps de sa grandeur. Là, les gens jouent aux dominos, bavardent, déambulent, réparent des voitures en ruine, regardent à la fenêtre le spectacle de la rue qui baigne dans l’odeur âcre de la levure des brasseries voisines. C’est à peine si la musique qui hurle des ghetto blasters ficelés sur les porte-bagages parvient à couvrir le vacarme ambiant. Et c’est au bout de cette rue qu’Anibal loge chez sa mère, non loin de la baraque de sa grand-mère : une santera excentrique qui organise des cérémonies privées, presque secrètes pour les gens du voisinage.

Anibal est beau et joyeux. Il est bien habillé, bien coiffé et bien parfumé. Son succès de musicien professionnel fait la fierté de sa famille qu’il doit aider financièrement et à laquelle il est très attaché. Son allure dans les rues contraste avec le dénuement des autres. Anibal aime arborer des chemises multicolores qui viennent de Miami ou d’Europe, des Nike et des lunettes noires «anti-nuit» que seuls ceux qui ont pu quitter le pays portent comme des dandys. Ce gamin de la rue a réussi dans la musique et il fait l’admiration de tous ici. Pas question pour Anibal de quitter son quartier Bacardi. Encore moins Cuba. Il est bien à Santiago et le travail ne manque pas.

Dans ce Santiago, capitale musicale de Cuba, Anibal tient une place spéciale. Il est vrai qu’il reste peu de musiciens noirs de son âge et de son talent. La plupart des gens entre 30 et 45 ans sont partis tenter l’aventure en Europe, au Mexique ou en Floride où on dit que l’argent est facile. Anibal vient de ces quartiers populaires aux traditions simples.

Anibal aime fredonner : «Nous faisions l’amour ensemble mais, au réveil, je m’aperçus que ce n’était qu’un rêve... Ma réalité me pèse trop. Ma raison me murmure : tu es fou... Mais ça ne fait rien...» En cours de tournage, nous avions continuellement besoin de son énergie et de le suivre entre les vieux soneros de la rue et les rappeurs des quartiers chauds de la ville. Avec Pepin, bien sûr, mais aussi dans le quartier Tivoli pour l’aubade «trovadora» au seuil de la maison de Zaïda. Et c’est comme ça que sa trompette solaire a marqué le passage du film à Santiago, c’est comme ça que l’émotion de Santiago s’est située entre la trompette éteinte, locale et bouleversante de Pepin et celle racée et farceuse d’Anibal en écho comme une réplique heureuse.