A La Havane, «El Gallo» est un personnage à part. Comment le définir ? Il pourrait être un barde marginal, un animateur protégé par la puissante Union des écrivains de La Havane, lieu officiel s’il en est, mais aussi lieu de «tertulias» (de discussions), d’expression et de réunions d’intellectuels qui se retrouvent chaque soir à partir de 5 heures, à l’ombre des arbres du jardin pour des bavardages sans fin. C’est là qu’on a rencontré notre chanteur. «Gallo» est connu de tous et tous l’aiment bien ou le tolèrent. Il est là avec sa guitare et attend l’occasion, le gars qui va l’inviter à sa table, lui payer un coup et lui demander un air. Il est comme un pick-up vivant ! «Gallo», ça veut dire «le coq» et il porte bien ce sobriquet, lui qui chante du matin au soir, lui dont la voix est la seule monnaie qu’il possède pour payer une vie.

Gallo connaît un répertoire incroyable. Il possède presque tout Benny Moré, presque tout Pepe Sanchéz. Il est une mémoire vivante du boléro cubain qu’il colporte ainsi en troubadour urbain. Impossible d’avoir des contacts avec la littérature, le théâtre ou la poésie à Cuba sans croiser en chemin El Gallo, un personnage étrange, inoubliable, picaresque aussi dans son genre.

El Gallo a 76 ans, il est pauvre. On ne connaît pas grand chose de sa vie aventureuse de métisse. Il parle peu. Il chante et ses couplets lui servent de légende pour l’existence et autant d’illustrations à ses soucis quotidiens, ses espoirs, ses amours, son âge, sa mort. La vie, pour lui, c’est «lluchar» : lutter. Un mot qui convient tellement bien au combat de la révolution, de la résistance et de la survie. Alors, Gallo lutte et ses chansons sont des slogans nostalgiques.

Un beau matin, nous sommes passés le «prendre» au pied de son immeuble. Au départ, c’était pour passer deux ou trois jours avec nous à Cienfuegos et Trinidad. Mais, finalement, ça a été pour toute la durée du tournage... Et il a fallu lui faire faire une nouvelle guitare car la sienne était vraiment à bout... Jour après jour, Gallo se transformait, il devenait sous nos yeux le barde voyageur qui porte avec lui une grande partie de l’histoire musicale de Cuba.

Sa voix a quelque chose de tragique, de naturellement bouleversant. La plupart du temps, le texte des boléros raconte des histoires de solitudes, d’amours rompues, de nostalgie ou d’absence. Sa voix a été rincée, brisée par des milliers de cigarettes, des milliers de verres de rhum, par le soleil et la pluie, par la souffrance aussi. Sa voix, elle est celle du blues et de la décrépitude de la ville elle-même. El Gallo va la chercher au fond de sa gorge, au fond de ses tripes et, quand il chante, il s’engage à fond dans ce que raconte le poème. Il l’incarne douloureusement quelques minutes pour qu’on y croie aussi. Gallo, c’est un personnage exceptionnel, quelqu’un qui pourrait être la représentation vivante de La Havane aujourd’hui avec sa casquette de base-ball (sport national à Cuba), c’est un manifeste en soi !

«Un jour, quelqu’un me remarquera et m’embarquera pour chanter de par le monde les vieux airs de mon pays.»

El Gallo se raccroche à cette conviction et il lui faut de la force pour y croire encore au soir de sa vie. C’est ce résistant arpenteur des avenues de La Havane, des pentes du Cerro ou de Santos Suarez, des longues rues de Luyano et de Vibora que nous avons embarqué dans sa plus longue dérive en forme de boucle, de La Havane à La Havane comme on fait en rêvant le tour de sa chambre...