Nous avons rencontré Alberto une nuit à Trinidad. L’homme jouait seul sous une tonnelle faite de guirlandes, de cannettes vides que le vent marin faisait sonner doucement. L’agilité de ses doigts, la souplesse du toucher et la variété des timbres combinés de manière inattendue, burlesque parfois, nous impressionna. La séance dura une ou deux heures, je ne sais plus. Alberto était silencieux sous sa casquette de cuir et les deux tambours meuglaient dans la nuit comme un couple de fauves amoureux. Son jeu tranquille et sans effet avait pourtant quelque chose de minimal, d’impressionnant. Il n’utilisait que ses paumes qu’il a dures comme des bottes, ses doigts et ses ongles longs, sans accessoire, sans faire appel aux avant-bras ou aux compressions de la peau pour produire de spectaculaires glissandos. Chaque proposition rythmique d’une voix était contredite par une improvisation fulgurante sur l’autre tambour, que le premier contestait à l’instant, de telle sorte que le jeu d’Alberto donnait l’impression d’un dialogue de tambours, d’un mano a mano. L’homme ne disait rien et faisait parler ses instruments comme un marionnettiste. Plus tard, dans le silence de la nuit, s’abandonnant peut-être, ce type timide se mit à fredonner un air, d’abord par onomatopées, puis, dans un murmure articulé, sur le roulement aquatique des peaux blondes. «Besa me, besa me mucho...» La chanson dura longtemps, interrompue par les coups syncopés de ses mains heurtant le bord des fûts, ou par les trilles de ses ongles en «machine à écrire». La voix d’Alberto venait de loin, comme un souffle au fond de lui et c’était comme le cri rauque d’un chaman, un chant profond accordé à celui du cuir tendu au feu, et qu’il faisait vibrer sous ses doigts agiles. Je n’avais jamais entendu une telle version du standard latino. Alberto chantait pour lui, délicatement, ou peut-être pour les deux hauts bongos sauvages, enfin domptés à sa main, et qu’il caressait serrés dociles entre ses jambes...

L’homme était pour ainsi dire impénétrable. De lui, nous ne saurons que peu de choses. Sa vie de célibataire dans une petite bicoque en bas de la ville mauve. Les animations quotidiennes dans un des seuls bars de Trinidad. Sa réputation de grand percussionniste solitaire et rebelle. Il aurait toujours refusé les propositions d’engagements à La Havane, de tournées à l’étranger, de disques. Tout cela ne l’intéressait pas. Sa timidité maladive et sa maladresse n’avaient d’égales que sa maîtrise aux tambours et la subtilité magique de son jeu. Le grand percussionniste Tata Güines considère Alberto comme un maître et, certes, l’homme est sans doute un des meilleurs sonneurs mystiques de l’île. Mais c’est un campagnard fruste, austère comme les paysans des montagnes desséchées, religieux et marqué par la Santeria qui règle la vie dans ces terres anciennes. Chez lui, le sacré l’emporte sur toute ambition et l’esprit du tambour s’enracine loin dans la terre rouge d’Afrique. Lors du tournage à Trinidad, il était là chaque soir, dans la grande cour ou sous la tonnelle aux cannettes rouillées. Ses amis musiciens le rejoignaient pour des petits concerts entre copains. Sans public, autour d’une bouteille de rhum qui tournait de main en main, il reprenait souvent les vieux airs du feeling à la mode dans les années 70. Gallo fut vite intégré à la compagnie des buveurs silencieux. Tout était très lent et très calme. A la tombée du soir, Alberto Pablo, comme un génie lunaire, imposait naturellement cette tranquillité et cette assurance sans limite.